Les émeutes comme expression politique

Les analyses communes

Notamment Outre-Atlantique et en France, ces événements ont alimenté la littérature scientifique avec souvent à la base des éléments d’analyse similaires. Nous pouvons les résumer comme suit : des quartiers relégués parfois qualifiés de ghettos, un chômage endémique, des inégalités sociales, du racisme, des relations tendues avec les autorités en particulier avec la police, etc.  
L’émeute est tantôt vue comme la manifestation d’un désespoir social, tantôt comme produit d’une « anomie généralisée » en renvoyant aux travaux de Durkheim.
Enfin, ce que nous pourrions nommer « le fait catalyseur », le comportement qui entraîne les conflits, peut survenir  à la suite d’un contrôle d’identité ou d’une arrestation judiciaire qui dégénèrent.
Plusieurs chercheurs ont tenté de dépasser une lecture qui se limite à observer les émeutes à partir de déterminants (ex : le chômage) qui expliqueraient leur révolte ; révolte vue comme un non-sens, comme l’expression de pulsions agressives ou comme la manifestation d’une sous-culture de violence (Cohen). 

L’émeute comme mode d’expression

Didier Lapeyronnie, nous a proposé une lecture originale des émeutes qui, si elles s’accompagnent de destruction, n’en constituent pas moins une forme d’action collective. Certes, elles n’empruntent pas les voies politiques habituelles ou celles de l’action militante (ex : l’action syndicale). Mais il considère qu’il faut écarter la notion de « violences urbaines » parce qu’elle procède à un amalgame d’actes hétérogènes, abstraction faite de toute signification. Ainsi, une école peut être incendiée à cause d’un sentiment d’échec tandis que l’agression de policiers vise l’autorité. 

Il suggère quelques remarques intéressantes pour la compréhension du phénomène :

  • Les émeutiers sont dépossédés du sens de leurs actes et, ceci, même s’il leur est souvent difficile de l’exprimer. Comme l’écrivait Bourdieu, « ils sont plus parlés, qu’écoutés » ;

  • Les émeutes sont souvent plus importantes par leurs effets indirects sur le plan politique que par les conséquences directes. Elles ne pointent pas précisément un « adversaire social » et n’expriment pas clairement de revendications négociables. Dit autrement, elles « débordent le système social et politique par leur caractère moral et l’usage de la violence» afin de mettre en cause un ordre considéré comme « mortifère » et « cynique ». Les protagonistes veulent échapper au « vide » destructeur du ghetto et au vide politique qui les empêchent d’agir de façon cohérente et intégrée. Ils pensent que la violence et le trouble public sont les seuls moyens d’actions possibles et « un moyen efficace de négociation collective », vu l’absence d’autres mécanismes politiques crédibles à leurs yeux. Pour d’aucuns, les « choses » sont d’autant plus « clarifiées » que les dégâts causés sont conséquents. On ajouterait que l’émeute a aussi un objectif communicationnel, perçu comme seul moyen de se faire entendre ;
  • Les émeutes sont aussi une réaction à la volonté des institutions de réprimer ou de contrôler des conduites que les contrôles sociaux informels de la société (la famille, etc.) ne parviennent pas à prendre en charge ;

  • Contrairement à certains préjugés, les auteurs - souvent jeunes - sont fortement socialisés, insérés dans leur milieu, et ils ne sont pas particulièrement délinquants, chômeurs ou marginaux. Ils partagent largement le sentiment de subir un « traitement » commun, un « mépris partagé ». On devrait peut-être ajouter un « destin commun ». Il en ressort une importante dimension émotionnelle qui soude la collectivité et qui constitue un élément central dans le déclenchement des émeutes. Si l’on se réfère à Christian Debuyst, l’on dirait qu’ils développent un sentiment « d’injustices subies » ;

  • L’émeute se propage quand les individus et les groupes ressentent le sentiment d’exprimer les mêmes griefs, de vivre les mêmes expériences négatives et « les mêmes indignations morales ». Elle leur procure même une certaine « fierté ».

En résumé, les principaux éléments mis en évidence dans la perspective des émeutiers sont : l’absence de légitimité des institutions, une forte dépendance mêlée à un sentiment d’impuissance et d’exclusion, un faible niveau de vie et une « segmentation » de la population leur faisant vivre discrimination et racisme. 

Conclusion

Lapeyronnie estime que les émeutes sont :

  • « Infrapolitiques » car elles sont le fait d’une population pauvre et marginale qui ne parvient pas à accéder au système politique et qui reste néanmoins dépendante de celui-ci ;
  • « Suprapolitiques » car elles renvoient aux valeurs fondamentales de la société et s’appuient sur l’affirmation de la supériorité morale d’un « nous » victime d’injustice.

Il résume ses propos par une admirable formule : « L’émeute est une sorte de court-circuit : elle permet en un instant de franchir les obstacles, de devenir un acteur reconnu, même de façon négative, éphémère et illusoire et d’obtenir des « gains » sans pour autant pouvoir contrôler et encore moins négocier ni la reconnaissance ni les bénéfices éventuels. »


Claude BOTTAMEDI
Chef de corps d'une zone de police er

Révolte primitive dans les banlieues françaises. Essai sur les émeutes de l'automne 2005, Didier Lapeyronnie Médecine & Hygiène | « Déviance et Société » 2006/4 Vol. 30 | pages 431 à 448 ISSN 0378-7931 DOI 10.3917/ds.304.0431 Article disponible en ligne à l'adresse :
https://www.cairn.info/revue-deviance-et-societe-2006-4-page-431.htm